Être en accord avec soi-même - par Jean-Marc Chamot
Les deux termes
(Ki) Awase et (Ki) Musubi font intrinsèquement partie de la
nomenclature historique des arts martiaux japonais et ont existé
bien avant que l'Aïkido "moderne" ne les emploie. Alors
qu'en apparence, ils relèvent plutôt de la sphère conceptuelle que
du domaine technique, ils jouent, en réalité, un rôle fondamental
dans toutes les pratiques martiales nippones. En Aïkido leur usage
est néanmoins plus spécifique puisque l'on peut avancer que c'est
seulement lorsque Awase et Musubi sont mis en œuvre que le principe
"Aïki" peut véritablement se manifester.
Comme
toujours, il est nécessaire de définir d'abord un principe par des
mots, aussi limitants soient-ils. Nous garderons donc à l'esprit que
notre perception analytique bien française différera de celle d'un
japonais dont la vision serait plutôt globale.
Comme
toujours également, si la première difficulté rencontrée par une
analyse de ce type réside bien dans son besoin de clarification
théorique, le second des soucis rencontrés par le pratiquant
émergera lorsqu'il s'agira de mettre la "chose" en
pratique.
Awase
Pour tenter de mettre en lumière le sens basique de ce terme, je vais passer par son emploi dans une autre discipline, en l'occurrence le Jodo. Dans cet art, on emploie généralement le terme "Awase" pragmatiquement, pour parler du moment où les pointes des armes en viennent à se croiser, lors de la prise de contact.
Pour tenter de mettre en lumière le sens basique de ce terme, je vais passer par son emploi dans une autre discipline, en l'occurrence le Jodo. Dans cet art, on emploie généralement le terme "Awase" pragmatiquement, pour parler du moment où les pointes des armes en viennent à se croiser, lors de la prise de contact.
Il
n'y a donc là rien d'incompatible avec la pratique escomptée en
Aïkido, si l'on passe par exemple de l'image du Bokken à celle de
la main-épée (Te-katana). Venant du verbe Awaseru, qui signifie se
rencontrer, le mot "Awase" signifie se mélanger, se
fondre. En Aïkido, le principe même d'Awase consiste donc à
se fondre dans le mouvement de l'attaquant pour en prendre le
contrôle. La démarche demande de la subtilité car, ainsi que le
disait constamment maître Tamura Nobuyoshi, il s'agit de "ne
pas déranger" Uke.
Tous
les éléments techniques de l'Aïkido s'articulent en fait à
travers Awase, qu'il s'agisse de la distance, de la position, de la
direction, de la vitesse, du tempo, de la puissance, et - bien sûr -
de l'esprit.
Le
premier but d'Awase vise à guider Uke avec comme pré-requis de
s'unir d'abord avec lui.
Mais
comment y parvenir ? Pour schématiser, on peut considérer qu'il y a
trois façons de répondre à une agression. La réponse primaire
vis-à-vis d'une attaque est l'emploi d'un blocage pur et simple. Une
réponse plus évoluée vise à dévier au mieux l'assaut effectué
ou à sortir de l'axe de l'attaque. La réponse la plus élaborée
consistera à "pénétrer" suffisamment l'attaque pour se
l'approprier, la canaliser, la conduire et l'annihiler. C'est dans ce
dernier cas que l'on peut parler d' "Awase"...
Musubi
En ce qui concerne le terme "Musubi", le principe recouvre l'idée d'un lien s'établissant entre les énergies des adversaires. Toujours en Jodo, l'idée est alors de travailler au moment "parfait" ou "juste", c'est-à-dire, en fait, au "dernier" moment. L'engagement est alors tel que, pour l'attaquant, tout arrêt et, a fortiori, tout retour en arrière est devenu impossible. En suivant le même principe fondamental, en Aïkido, il faudra que Tori ait le courage d'attendre ce point de non-retour de l'attaque pour que le lien puisse s'établir de manière inéluctable. On peut observer cette situation lorsque les mouvements de deux combattants semblent régis par une sorte de simultanéité. Cet aspect dépasse la notion de "ré"action autant que d'anticipation et ferait plutôt penser à une sorte de phénomène magnétique reliant les deux adversaires. Il n'y a pas d'avant ou d'après il n'y a qu'un "maintenant" conjoint aux deux individus. Visuellement, ce principe n'est perceptible que lors de la partie "mobile" de la technique alors que fondamentalement tout est joué avant le commencement du mouvement.
En ce qui concerne le terme "Musubi", le principe recouvre l'idée d'un lien s'établissant entre les énergies des adversaires. Toujours en Jodo, l'idée est alors de travailler au moment "parfait" ou "juste", c'est-à-dire, en fait, au "dernier" moment. L'engagement est alors tel que, pour l'attaquant, tout arrêt et, a fortiori, tout retour en arrière est devenu impossible. En suivant le même principe fondamental, en Aïkido, il faudra que Tori ait le courage d'attendre ce point de non-retour de l'attaque pour que le lien puisse s'établir de manière inéluctable. On peut observer cette situation lorsque les mouvements de deux combattants semblent régis par une sorte de simultanéité. Cet aspect dépasse la notion de "ré"action autant que d'anticipation et ferait plutôt penser à une sorte de phénomène magnétique reliant les deux adversaires. Il n'y a pas d'avant ou d'après il n'y a qu'un "maintenant" conjoint aux deux individus. Visuellement, ce principe n'est perceptible que lors de la partie "mobile" de la technique alors que fondamentalement tout est joué avant le commencement du mouvement.
Comment
s'y entraîner ?
Pour mettre ces deux principes en pratique, la procédure consiste - pour Tori - à ne pas attendre l'attaque mais à la déclencher. C'est seulement comme cela, grâce à cette marge spatio-temporelle (Yoyu) dont il bénéficie, qu'il peut espérer accorder parfaitement ses mouvements à ceux de celui qui n'est alors déjà plus un attaquant. C'est exclusivement parce que Tori n'est jamais en retard qu'attaquant et attaque peuvent être immédiatement captés.
Pour mettre ces deux principes en pratique, la procédure consiste - pour Tori - à ne pas attendre l'attaque mais à la déclencher. C'est seulement comme cela, grâce à cette marge spatio-temporelle (Yoyu) dont il bénéficie, qu'il peut espérer accorder parfaitement ses mouvements à ceux de celui qui n'est alors déjà plus un attaquant. C'est exclusivement parce que Tori n'est jamais en retard qu'attaquant et attaque peuvent être immédiatement captés.
En
pratique, il faut que, lors de l'engagement initial, Tori se déplace
au mieux, sans jamais être déséquilibré. Il doit par contre
veiller à organiser la déstabilisation et la limitation de la
mobilité d'Uke. Pour ce faire, il lui faut agir au moment opportun,
c'est-à-dire ni après ni pendant l'attaque (ni en réaction, ni en
action), mais antérieurement à l'attaque, en une sorte de
"pré-action" qui ne relève cependant pas de
l'anticipation.
C'est
cependant ce principe, cette marge qu'il met en place, qui va
permettre à Tori de déclencher l'attaque qui n'est alors plus une
action effectuée de façon autonome par Uke. C'est le prétendu
"défenseur" qui devient l'initiateur, Tori n'étant plus
l'esclave de l'attaque mais son maître. C'est une telle approche qui
permettait à O Senseï d'être toujours au cœur du mouvement et,
d'aspirer ses adversaires. En initiant la technique et en guidant
convenablement Uke, il parvenait à "absorber" ce dernier.
Il n'est que d'analyser les films dans lesquels il apparaît, pour
constater qu'il ne semblait pas se préoccuper véritablement d'une
captation technique de l'individu mais plutôt de sa "prise en
charge" psychique autant que corporelle. Le travail d'un maître
comme Hikitsuchi Michio reflétait précisément ce type d'approche.
Certains
éléments incontournables
Pour parvenir à un tel degré de pratique, il faut d'abord que Tori soit en accord avec lui-même car ce n'est que lorsque l'on est à sa place sur terre que l'on peut (enfin !) s'oublier. On parle de l'état d'être "Muga-Mushin" (être dans un état de vide intérieur, textuellement "sans ego - sans pensée").
Pour parvenir à un tel degré de pratique, il faut d'abord que Tori soit en accord avec lui-même car ce n'est que lorsque l'on est à sa place sur terre que l'on peut (enfin !) s'oublier. On parle de l'état d'être "Muga-Mushin" (être dans un état de vide intérieur, textuellement "sans ego - sans pensée").
Dans
bien des cas, avant d'en arriver là, le pratiquant pense d'abord à
se développer physiquement, à être le plus compétent possible
techniquement, il veut absorber l'Aïkido, le faire sien. Pourtant -
après bien des années passées à forger son corps et sa technique
- ce qu'il va être amené à découvrir (s'il est correctement guidé
et travaille sincèrement) c'est qu'il ne pourra fusionner avec Uke
que s'il fait abstraction de tout ce qu'il a mis des années à
développer. Il lui faudra laisser son ego de côté, oublier toute
pensée, car ce n'est qu'ainsi que toute notion de conflit perd son
sens...

Il ne s'agit donc pas, après tout, d'être le plus fort mais bien plutôt de s'accorder avec ce qui nous entoure. Ce sont donc bien les deux principes Musubi et Awase qui permettent en fait d'accomplir cette mission évoquée par O Senseï, mission qui consiste à détourner vers la compassion ce qui, au début d'un combat, n'est que de l'ordre d'une approche brutale et destructrice.
Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aïkido n°6.