L'ultime leçon - Interview de Pierre Simon Iwao (1/2)
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Pierre Simon pratiquant le Iaï |
Pierre Simon nous a quitté le 3 mai 2015. Il est incontestablement un des maîtres qui m'a le plus marqué et constitue pour moi une grande source d'inspiration. Je le remercie pour le temps qu'il m'a accordé et je désire lui rendre hommage à travers ces lignes. (note : certaines des photos sont inédites, merci de demander l'autorisation avant exploitation).
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Lorsque l’on rend visite à Pierre Simon Iwao, dans son dôjô personnel de Toulouse, on commence par laisser ses chaussures à l’entrée, avant de monter un escalier de bois. Arrivé en haut, on pousse doucement une porte qui nous fait passer d’un monde à l’autre. Le dôjô Oshinkan est un sanctuaire des arts martiaux. Le plancher est de bois, les murs couverts de lambris sont chargés de râteliers d’armes : bokutô, jô, tanjô, kodachi, bô, naginata, yari, kusarigama, shinaï, suburitô… Du matériel d’entraînement trouve aussi sa place, tel que les nigiri game ou le kongôken. Des panneaux de bois ou de paille sont dédiés à la pratique du shuriken, et deux solides makiwara semblent avoir vécu et sont encore tâchés de sang… Pierre Simon est là, paisiblement assis, le regard perçant… Rencontre avec un personnage hors du commun.
Membres du dojo pratiquant le Iaï (Tatsumi-ryû) |
Pierre Simon : J’ai commencé la pratique par le karate Shotokan. Très banalement j’étais
attiré par le monde asiatique et la culture japonaise. C’était l’époque de la
sortie du film « Seppuku » (Harakiri).
Je l’ai vu 6 ou 7 fois de suite. Ce qui était retranscrit dans le film parlait
d'une spiritualité simple, qui ne dit pas son nom. Complètement absorbé par ce
film et par l’image qu’il donnait de frugalité extrême, j’ai cherché à me
rapprocher du monde japonais. Je savais très bien que cela allait être
difficile de trouver quelque chose de vraiment japonais sur Toulouse. La seule
chose que j’ai trouvé à l’époque, c’est le karate
Shotokan avec Maître Romeux, qui était alors un 5e dan connu. Ce que je cherchais à travers
le karate c’était une gestuelle.
Quand je dis gestuelle, je parle par exemple de ces gestes des artisans qui
sont profondément ancrés dans la personne. Avec le karate, j’ai appris un certain nombre de kata, qui pour moi étaient suffisants pour travailler seul. Je
m’étais taillé un bokken dans du bois
et je faisais des coupes et des exercices de respiration, que je découvrais par
ma pratique du yoga. Déjà enfant, je
faisais des exercices respiratoires de rétention dans ma baignoire, sans savoir
ce que c’était. Avec le recul, je peux dire que j’ai eu de la chance, car cela
aurait pu être dangereux… C’est sûrement cet attrait pour le travail respiratoire
qui m’a attiré vers le yoga. Le yoga et les arts martiaux me semblent
répondre à une même situation : face à la mort, le yogi croise les jambes et fait un travail interne. Et face à la
mort, le bushi – je préfère le terme
guerrier plutôt que samouraï - lève
son sabre et fait un travail interne. Mais c’est lui-même qu’il affronte à
travers la mort. Je ne vois pas de différence. Pour moi, dans le yoga il y a un aspect martial.
Par la suite, vous avez aussi pratiqué l’aikidô. Pendant combien de temps ? Quel enseignement avez-vous
suivi ?
Jean-Marc Chamot & Pierre Simon |
Quels autres maîtres avez-vous suivi ?
PS : Sugano sensei qui était en
Belgique, Yamada sensei aussi. Mais ma référence en aikidô c’est Me Tamura. Me Tamura me suffisait. Ce qui
m’intéressait, c’était de découvrir la culture traditionnelle japonaise.
L’entourage de Me Tamura formait barrière, et s’approcher de lui était
difficile. Je faisais tous les stages possibles, mais j’avais besoin d’un
contact plus direct et je sentais que la fédération ne le permettait pas
vraiment. Il était vraiment très occupé. C’était l’homme de l’union, mais ils
ne se sont pas penchés sur son message. Un japonais ne va pas mettre en exergue
les oppositions, il va composer avec elles et avec les personnes. Quand il
était là c’était possible. Je pense que son message d’union après son départ
n’a pas été entendu, parce qu’en Occident pour discuter, on oppose les choses.
Au Japon on n’oppose pas, on intègre, on s’approprie, on cherche les points
communs pour avancer. C’est dommage, je pense que c’est lui qui avait raison.
Il faut savoir s’unir et travailler ensemble. C’est néanmoins une richesse de
ne pas être d’accord, il faut juste savoir s’asseoir à une table et discuter à
une recherche de solution en écoutant les autres avis. Sinon où est l’aikidô de O sensei ?
Puis
vous êtes parti au Japon ?
Pierre Simon :
Oui, c’était en 1984. Nous avions décidé de partir étudier les koryû au Japon plusieurs années.
Claire Seika : D’ailleurs, Germain, tes parents
ont fait le voyage à l’époque.
Pierre Simon : Ils partaient pour l’Aikikai dans le cadre d'un voyage
« Découverte aikidô Japon »
organisé par ton père et nous sommes partis avec eux et plus de 200 aikidôka, mais sans effectuer le voyage
retour. Il fallait avoir un billet aller-retour pour bénéficier d'un visa de
tourisme.
Qu’avez-vous
commencé à pratiquer là-bas ?
PS : Tout à fait au début de notre
arrivée, nous avons commencé par le jôdô,
parce que j’étais en rapport avec Pascal Krieger. Même si je n’ai pas étudié le
jôdô avec lui, Pascal nous avait fait
une lettre d’introduction auprès de Kaminoda sensei. Il nous avait aussi munis
d’une introduction auprès de Kuroda Shûka sensei pour la calligraphie.
PS : En effet, nous avons essayé d’autres
traditions puisque nous étions ouverts à beaucoup de rencontres. Nous avons
ainsi rencontré des gens qui nous ont présenté à Tanemura Shôtô sensei du
Genbukan, cousin de Hatsumi Masaaki sensei du Bujinkan. Nous avons donc de
suite participé à un stage, c’était en bord de mer. La pratique ne me
satisfaisait pas totalement, mais un matin il a fallu pratiquer des exercices
de rétention dans l’eau. Je me suis dit : « ça au moins je sais
faire ». J’avais alors beaucoup d’années de pratique de yoga. Donc je m’installe tranquillement
sous l’eau, tout va bien, j’ouvre les yeux pour regarder ce qui se passe… et au
bout d’un moment, je vois plein de gens s’attrouper autour de moi. J’étais bien,
mais tous étaient déjà sortis depuis un moment. Et d’un coup on me secoue, on
me sort de là, je leur demande ce qu’il y a et ils crient : « daijôbu desu ka ? »
(« Est-ce que ça va ? »). Ils croyaient que je me noyais alors
que j’étais juste un peu plus entraîné qu’eux ! (rires).
Il y eut aussi d’autres exercices, comme arrêter
des pommes de pins – censées représenter des shuriken – avec un sabre. Mais c’est plus facile et moins dangereux
qu’avec un véritable shuriken, donc
moins intéressant. Puis deux combats au bokken,
que j’ai remportés. Cela les a énervés je crois ! (rires) Il faut dire
qu’avec la pratique de l’aikidô,
j’avais à la fois une décontraction et une présence d’esprit qu’ils n’avaient
pas : j’étais habitué à suivre quelqu’un et à ne pas le lâcher. Du coup,
je n’ai pas particulièrement trouvé cela concluant comme type d’activité.
Claire Seika : Les Japonais considèrent
nécessairement que l’étranger est novice et ils ont des difficultés à évaluer
l’âge. De fait, ils sont fort embêtés s’ils n’ont rien à enseigner.
Pierre Simon : Oui, pour ma part, cela faisait
24 ans que je pratiquais plusieurs disciplines concernant le corps et les arts
martiaux.
Pourquoi avez-vous pénétré le monde des koryû (écoles traditionnelles) ?
Claire Seika : Il faut dire que la pratique du jôdô et du iaido ne te suffisait pas, tu voulais quelque chose de plus
traditionnel.
Pierre Simon : Oui, il faut dire que ce sont (jôdô,
iaidô) des disciplines modernes qui sont enseignées à des grands groupes, pour
les grades et la compétition.
CS : Les gens que l’on trouve dans ces
disciplines n’ont pas toujours une bonne forme physique et ne s’y investissent
pas tous intensément.
PS :
Nous avions tout quitté pour venir pratiquer les arts martiaux et nous
recherchions autre chose que cela.
Nous sommes alors allés à la JMAS, la Japan Martial Arts Society, fondée par
Donn Draeger. Elle était à ce moment-là dirigée par Phil Relnick, à côté de qui
nous habitions et de qui nous étions donc assez proches. À la JMAS, tous les 2
ou 3 mois, étaient présentées des traditions martiales afin de les faire
connaître aux étrangers et aux Japonais de Tokyo. Nous avons assisté à une
démonstration de naginata, par Ellis Amdur
et sa femme. Il nous a alors conseillé d’aller voir Nitta sensei, qui
effectuait une autre démonstration de naginata
quelques jours plus tard.
Comment était Nitta sensei ?
Claire Seika : Nitta sensei était quelqu’un d’extraordinaire.
Elle a formé un grand nombre d'étrangers. Elle en a pris soin, elle les a
diplômés. Il faut vraiment le considérer comme un message. Je ne pense pas
qu’elle l’ait fait par hasard.
Nitta sensei était un peu notre
grand-mère, son dôjô était très
familial. Enfin, il se trouve que j’étais enceinte quand j’ai commencé la naginata et une fois que notre fille est
arrivée, nous l'amenions à l’entraînement. Le fait d’être une famille permet de
s’intégrer plus facilement qu’un homme seul, par exemple.
PS : Ma femme était très proche de
Nitta sensei, elles ont discuté des heures ensemble.
Et le fait qu’elle ait été une femme, cela change quelque
chose dans la pratique martiale ? D’autant plus que la naginata est souvent considérée comme
une arme de femme.
Claire Seika lors d'une démonstration de Koto |
CS : Et bien c’est bien pour les
petites filles, car si on ne leur montre pas ce n’est pas évident. On devient
vite prisonniers de beaucoup de conditionnements. En fait, ce n’est pas tant la
question du sexe. Il est vrai que ce n’est pas simple pour une femme de prendre
position dans un univers principalement masculin. Rester féminine et être
martiale, sans ressembler à un homme n’est pas aisé… Cela dit, il y a beaucoup
de femmes dans les koryû de naginata. Nitta sensei avait à la fois
une attitude parfaite et une énergie très maîtrisée et très intériorisée. Il
faut savoir qu’elle était non seulement une femme, mais une femme de petit
gabarit, elle devait mesurer 1m50. Et là, il faut avoir une énergie
fantastique !
PS : Qu’elle avait !
CS : Oui et c’est cela qui nous a
« attrapé ». Elle avait fait du théâtre Nô avant de faire de la naginata. Et je pense qu’elle avait déjà
cette énergie-là. Ses parents voulaient qu’elle fasse du koto, et elle voulait faire quelque chose où l'on bouge et a donc
commencé le théâtre. Il y avait donc chez elle le côté martial, mais il y avait
aussi autre chose… Dans sa tenue, elle avait quelque chose de fantastique.
Imaginez, quelqu’un de petit, mais qui dégage énormément d'énergie… C’est très
impressionnant ! Quand j’ai commencé, j’avais beau être jeune, j’étais
épuisée après la pratique et quand je voyais Nitta sensei, qui avait une
énergie du tonnerre à 60 ans passés, cela m’impressionnait.
Vous avez donc commencé par étudier Toda-ha Bukô-ryû (naginata), comment en êtes-vous arrivé à
pratiquer Tatsumi-ryû ?
PS : Il n’existait pas de kihon à la yari (lance), or je savais que c’était
une arme noble (pensons à la création mythologique des îles du Japon à partir
de gouttes d'eau de mer s'écoulant de Ame-no-Nuboko,
lance diamantine céleste) et qu'il devait exister quelque part des pratiques
spécifiques à la yari (Hôzôin-ryû,
Owari Kan-ryû). J’ai donc dit à Nitta sensei que
je désirais apprendre des kihon de yari. Elle a trouvé l’idée intéressante
et m’a ainsi recommandé à Katô Takashi sensei, sôke de Tatsumi-ryû, qui était
un de ses amis. Arrivés chez Katô sensei, ce dernier nous
a dit : « Bien sûr, je peux vous enseigner la yari, mais je préfèrerais vous enseigner toute la tradition de
Tatsumi ». J’ai dit d’accord tout de suite. Cela représentait pour nous 4h
de route en voiture depuis Tokyo ! Nous avons effectué ce trajet tous les
jeudis, pendant plus de 6 ans. Et Katô Sensei disait :
« regardez-les, tous les jeudis ils sont là et ils viennent de
Tokyo ! ». (rires).
Comme nous étions là pour un temps limité
(8 à 10 ans maximum), nous avons eu des cours privés avec un programme
spécifique. Nous n’avons pas perdu notre temps et c’est Yamada Ichirô sensei, notre
senpai, qui s’est occupé
exclusivement de nous. L’enseignement était très riche, mais pour autant
c’était très familial, combien de fois Katô sensei a joué avec notre fille…
L’essentiel des cours se déroulait dans
un grand dôjô de 200m² de plancher. Concernant
le yawara, la partie à mains nues,
Katô Sensei nous enseignait en privé, à ma femme et moi, dans une annexe. J’ai
ainsi pu voir des variantes, que même des anciens n’ont pas vu ! J’essaie
d’organiser tout cela. Tenez, voici un cahier des notes que j’ai prises à
l’époque, j’en ai trois comme celui-ci. « C’est un trésor ! »
m’ont dit les anciens de Tatsumi, « il ne faut pas les perdre, ne les
amenez plus au Japon ». Par ce biais je me suis enseigné. J’ai réalisé mon
organisation de la connaissance.
Kata de Iaï (Tatsumi-ryû) |
PS : Bien sûr. Le savoir non organisé
devient désordre. Il est souvent difficile de comprendre la synergie de
l’ensemble, il existe un équilibre, une harmonie entre les différentes
techniques. Il ne s’agit pas juste d’une accumulation de techniques. Les
techniques forment des ensembles qui sont destinés à produire un certain effet
sur l’individu. Cela nécessite donc une organisation du savoir. On peut
apprendre abruptement les techniques, mais après il faut les organiser, sinon
cela devient incompréhensible et on n’arrive pas à en faire vraiment le tour.
Ces fiches, par exemple, personne d’autre que moi ne peut les lire. Les mots
sont souvent en japonais, j’étais un ancien pratiquant d’aikidô, donc je fais souvent référence à cette pratique dans mes
notes. Notez bien que j’ai dû faire ce travail de réorganisation a posteriori, cela ne m’a pas été
transmis comme cela. Le Japon c’est le désordre le plus complet !
Vous pensez que c’est ainsi dans beaucoup de koryû ?
PS : Ah oui ! Ils sont plutôt
mauvais enseignants. Il faut savoir qu’au Japon, un sensei n’a pas de visée, ni de vision pédagogique globale, du fait
que c’est l’élève qui vient pour faire l’effort d’apprendre ce que veut bien
lui octroyer son enseignant. Ils commencent par vous dire tout ce qu’il ne faut
pas faire, plutôt que ce qu’il faut faire. Alors qu’en général,
pédagogiquement, il vaut mieux parler de ce qu’il faut faire et éviter de
parler du reste. Et quelle que soit l’erreur que vous fassiez, ils vont vous
énumérer la liste de tout ce qu’il ne faut pas faire ! Mais nous avons eu
beaucoup de chance avec Nitta sensei, Katô sensei et Saitô Satoshi sensei
(Negishi-ryû) qui ont été exemplaires.
Organiser son savoir est un travail
personnel. Par exemple, je ne suis pas un intellectuel, mais j’ai acheté
beaucoup de livres parce que j’avais des questions. J’ai lu des ouvrages japonais,
anglais, français, pour avoir ces réponses. Il s’agit de l’organisation, de la
construction de ma propre connaissance, sans cela, tout reste un fatras dans
lequel l’individu se perd et il n’y a pas d’unité. Il est alors toujours un peu
hangetsu, demi-lune, il n’est pas mangetsu, lune pleine, sur lequel toutes
les aspérités glissent. Devenir mangetsu
c’est le but, c’est atteindre la complétude.
Concernant l’aspect technique, en Tatsumi-ryû, la position est
plutôt haute et les jambes ne sont pas écartées, y a-t-il une raison ?
CS : En Tatsumi c’est comme si on
marchait sur de la glace, on fait des petits pas.
PS : Pour tout ce qui est glissant, il
faut avoir des petits pas, mais pour le savoir il faut pratiquer à l’extérieur.
Après avoir commencé Tatsumi, j’ai
rapidement arrêté le iaidô. Cela
devenait incompatible, le travail de Tatsumi est beaucoup plus fluide. La
difficulté, c’est qu’il y a une double réalité : le sabre doit couper, et
en même temps on doit être naturel. Tatsumi-ryû, c’est faire du sabre en
marchant. Quoi de plus simple que de marcher, quoi de plus difficile que de
marcher simplement, tout en coupant naturellement. Donc le iai de Tatsumi, qui n’est pas « flashy » du tout, me
suffisait amplement et me convenait bien.
Et l’idée d’une position basse pour diminuer la taille de la
cible ?
Tatsumi-Ryû |
En aikidô, on parle
souvent des liens entre taijustsu et
travail aux armes - bukiwaza.
Tatsumi-ryû est une tradition qui intègre les deux, dès lors que pensez-vous de
ce lien ?
PS : Le terme taijutsu signifie technique de corps, or que l’on soit aux armes ou
à mains nues, on utilise forcément le corps ! Le travail aux armes permet
de sublimer le travail à mains nues. Le sabre permet de travailler la coupe. En
tant qu’occidentaux, nous avons tendance à travailler avec les épaules, à ne
pas utiliser assez nos hanches. Il faut plus laisser parler le sabre. Au début,
c’est difficile à comprendre : « Le sabre est dans mes mains
pourtant, comment couper avec les hanches ? ». On regarde le sensei, on se pose des questions, on se
demande s’il est sain d’esprit (rires), mais comme on l’aime bien on le regarde
faire et comme cela a l’air parlant on essaye, on cherche. Il faut chercher la
sensation, le lien entre la main et les hanches.
Surtout, ce qu’il ne faut pas faire,
c’est se dire « ça y est j’ai trouvé ! », jamais, jamais. Quand
vous trouvez quelque chose, vous pouvez accéder à d’autres principes, mais il
faut continuer à travailler la base, le point de départ. Souvent, lorsqu’on
apprend une nouvelle partie, on oublie la première. C’est cette mémoire -
« d’organisation de la connaissance » - qu’il faut faire circuler.
Jusqu’à ce qu’on arrive au bout, et là le cycle est complet. Mais ensuite,
c’est un aller-retour perpétuel qu'il faut initier - c'est le travail de
l'ancien - et réactualiser constamment dans la pratique pour faire circuler
l'énergie appropriée. Shoden, Chuden et Okuden, c’est la même chose mais avec un
rythme différent. En apparence cela reste lent, mais il y a beaucoup d’’énergie
latente. Pour quelqu’un qui regarde, c’est évidemment différent. C’est un
ralenti vivant, donc on a l’impression que ce ralenti est très rapide.
Quelqu’un qui sent l’énergie du travail, réalise qu’il y a quelque chose de
différent.
Au sujet de ce travail lent, employez-vous des visualisations
particulières comme, par exemple, la sensation d’être dans de la boue ?
PS : Absolument. C’est une sensation
d’être freiné. Il faut avoir une sensation. Quand on coupe on doit sentir qu’on
coupe quelque chose. Quand je fais faire des exercices de respiration, on doit
avoir la sensation d’avoir les mains dans une piscine remplie d’eau. On doit
sentir une pression sur les mains. Si on ne sent pas ça, il n’y a rien. Si on
le fait, il y a un grand travail intérieur qui se produit.
Dans cette perspective, employez-vous des exercices de
pranayama ?
PS : Il s’agit d’exercices que j’ai
créés pour le dôjô, en mixant ce que
j’avais vu en karate Gôjû-ryû, en yoga, en sabre. Ce sont des exercices de
contrôle du souffle, mais ils doivent permettre, à terme, de rendre la chose
spontanée. C’est comme savoir compter, cela n’arrive pas naturellement, on le
travaille, puis c’est en nous.
Vous avez étudié plusieurs traditions, y en a-t-il certaines
qui tiennent une place plus
importante dans votre cœur ?
PS : Tatsumi-ryû et Toda-ha Bukô-ryû.
Les sensei de ces deux traditions
sont ceux qui m’ont le plus marqué. Evidemment Saïtô Satoshi sensei avec
Negishi-ryû aussi, mais le shuriken
c’est un peu à part, je ne l’enseigne qu’à quelques personnes. Cela demande
beaucoup de travail et les gens ne sont pas toujours disposés ou n’ont pas le
temps.
L’investissement dans la pratique qu’on attend d’un élève
est-il différent dans chaque tradition ?
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Pierre Simon pratiquant le Shuriken |
PS : Justement, comme leur investissement
est faible, ils ont beaucoup d’exigences au départ pour cacher la faiblesse de
leur véritable curiosité. Comme si le nombre de conditions qu’ils posaient
grandissait leur investissement. Ils ont de la curiosité intellectuelle
seulement. Moi, j’étais prêt à tout subir. Et j'en ai pris plein le nez, mais
c'est peut-être le prix à payer pour la métamorphose.
Vous parliez de la variation du rythme dans la pratique,
pouvez-vous développer ?
Claire Seika : Je parle de rythme, car il y a
plusieurs niveaux de pratique. Par exemple lorsque l’on fait misogi en fin d’année, on fait 1000
dégainages, mille kata, à un rythme
très soutenu. Tout d’un coup, ce n'est plus la pratique habituelle, mais une
pratique ascétique, intensive. C’est difficile. Les personnes ont du mal à
envisager de faire quelque chose qui ne soit pas habituel.
Pierre Simon : Chaque coupe est concentrée et
l’espace entre celle-là et la suivante n’existe pas. C’est l’ensemble des 1000 kata (500 Mukô, 500 Marui) qui fait
un kata, une énergie.
CS : C’est ce que j’explique aussi en
calligraphie. Parce qu’on fait aussi 1000 caractères en une soirée en guise de misogi.
Et je leur ai dit : « 1000 caractères : une énergie », pour
qu’ils comprennent qu’on ne souffle pas tant qu’on n’a pas fini. Je parle de
cela, car parfois il suffirait juste de changer de rythme pour totalement se
métamorphoser…
PS : Ce que je reproche, c’est de trop
parler dans la pratique, de trop regarder, de ne pas changer le rythme. Alors
que, dans une pratique martiale, il y a des tas d’énergies qui sont sublimées
par moments, tout est dans un ensemble. Moi, je ne pouvais pas pratiquer, comme
cela en faisant semblant, c’était hors de moi. Ou je pratiquais, ou je ne
pratiquais pas !
CS : Ce que l’on veut dire, c’est que
l’investissement ce n'est pas quelque chose d'intellectuel.
PS : La pratique, c’est produire
quelque chose. Si vous faites un geste, juste pour faire un geste, moi je
préfère aller dormir, franchement ! (rires)
CS : Il y a un décalage entre
l’intellectuel et le physique, c’est pour cela que cela ne marche pas parfois.
Comment concevez-vous la place d’une tradition martiale
vieille de plusieurs siècles dans le monde d’aujourd’hui ?
PS : J’ai un goût pour ce qui est
ancien. Il faut connaitre l’ancien pour avoir un regard intéressant à long
terme et non à court terme. Il ne faut pas se dire : « j’améliore
cette technique et je vais me sortir d’un combat », combat dans lequel on
n’est pas vraiment puisqu’on est dans un dôjô
avec une arme en bois. Je ne risque rien. Sortir d’une mythique situation de
combat, alors qu’on ne risque rien c’est stupide. La formation qui nous est
transmise dans ces traditions classiques doit nous servir. On ne doit pas
adapter ces traditions à notre temps. Elles doivent nous permettre d’être en
adéquation, nous individus, avec notre époque moderne. Elles doivent nous aider
à nous projeter dans un futur permettant de favoriser les générations d’après.
Il s’agit donc d’étudier le passé dans le
présent, pour prévoir un avenir harmonieux. C’était le but de musha shugyô à l’origine. C’était pour
que les gens puissent, en se formant, en se testant, être pris pour des points
de repères dans la société. Je pense donc que la tradition doit permettre à
l’individu d’être en adéquation avec son temps. Dans adéquation il y a
équation, il s’agit donc de trouver la solution utile à l’homme en général, à
l’humanité. Il n’y a pas à adapter la tradition au monde moderne, absolument
pas, mais à être en adéquation grâce à la riche nourriture que sont ces
traditions classiques.
Le sens du mot keiko, qu’on traduit par « entraînement », c’est étudier,
réfléchir - « kei » - aux choses anciennes -« ko ».
Le keiko où l’on transpire c’est
bien, mais il n’y a pas que cela. Il faut réfléchir aussi. Réfléchir à ce que
vous faites et à ce qui vous est légué dans le « courant », nagare,
ryû, ryûha, auquel vous appartenez.
CS : Mon mari considère que dans
chaque kata, il y a des énigmes, qui sont des germes à considérer comme des potentialités...
PS : Il faut s’être suffisamment
entrainé pour être ouvert aux situations, mais on ne les travaille pas toutes
pour autant. On ne va pas changer le kata
en se disant que notre modification sera plus adaptée. Non, l’essence d’un kata c’est d’être un germe. Ou alors, il
faudrait avoir 10 000 variantes de chaque kata,
et on ne s’en sortirait pas.
CS : Donc parfois, en changeant la
forme d'un kata, on montre juste
qu’on n’avait pas compris qu’il y avait un germe à cet endroit ; on
simplifie d’une certaine manière et on enlève le potentiel de ce germe.
PS : Toute cette richesse d’adaptation
possible, on la met alors à la poubelle... Et si le coup d’après votre élève,
devenu shihan, fait la même chose, on
détruit tout. Et puis changer quoi ? On travaille avec des armes en bois a priori non dangereuses, dans un cadre
(le dojo) et dans un contexte général sécurisé (la société). Ce n’est pas cela
qu’il faut chercher dans la pratique.
Justement, votre pratique a-t-elle été essentiellement celle
des kihon et des kata ? Y a-t-il eu de la pratique libre ? Des combats ?
PS : Dans Tatsumi cela existe, à haut
niveau. On appelle cela midare-ai. Aussi bien au yawara qu’aux armes. Il faut avoir un certain niveau sinon vous
faites n’importe quoi. Il faut un grand contrôle des techniques pour ne pas (se)
blesser. Un débutant n’a pas ce contrôle. Demandez à deux pianistes de faire un
travail libre à quatre mains… Ils ne vont pas s’emballer, ils vont commencer
doucement, le temps de s’adapter. Et il y a toujours une structure dans la
technique d’improvisation. Nous aussi, ce sont les techniques de Tatsumi-ryû
qu’on utilise quelle que soit l’attaque. D’ailleurs, quand je suis rentré dans
l’école, c’est un ancien qui est venu me défier. Katô sensei nous expliquait le
cursus et nous montrait certains éléments intéressants. À ce moment-là, nous
avons demandé s’il y avait des combats libres, il a répondu : « ah,
prenez une yari ». Un ancien a
pris un ken, qui était ma spécialité.
Moi, j’avais une yari, alors que
c’était pour étudier cette arme que je désirais rentrer dans l’école ! (rires).
Mais cela ne s’est pas passé comme prévu…
Mon adversaire n’a rien pu faire avec son
ken, je l’ai cloué ! Et Katô sensei
riait. Il disait que ma technique de yari
était drôle, pas du tout comme celle de Tatsumi-ryû, mais qu’elle était
efficace. C’est là que j’ai découvert que c’était quelqu’un de très bien.
Imaginez, premier cours, un étranger, qui rentre pour apprendre et qui cloue
l’un des plus anciens, spécialiste de la yari !
Et mon adversaire était furieux, parce qu’en plus, il était gradé en kendô. Et il ne m’est pas venu à l’idée
qu’il avait un mauvais niveau. Moi, j’étais bien content, mais il faut rester
humble. Je représentais Nitta sensei, je savais qu’elle était amie avec Katô Sensei,
donc cela ne risquait rien. Je voulais savoir si ce que je sentais en moi était
vrai, si tout ce que j’avais travaillé toutes ces années, de l’ordre du
contrôle, était réel. Comme en aikidô,
Me Tamura c’était l’homme du contrôle. Il contrôlait tout, les hommes, les
situations... Sur un tatami il en imposait. Il était petit, mais cela ne se
voyait pas. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour lui. En fait, je
voulais savoir si ce que j’avais découvert en pratiquant sous sa direction
était réel. Si je l’ai découvert, c’est que je l’avais en moi, que je cherchais
quelque chose dans ce sens-là. Parce qu’en fait, on a tous un peu tout en nous,
mais caché sous des couches multiples d’ignorance. Cela m’a prouvé que ce qui
me manquait, c’était les formes techniques, mais j’étais sur la bonne voie.
Et en naginata ?
PS : En naginata ce fut pareil, le premier jour Nitta sensei me dit : « on
dirait que ça fait 10 ans que vous faites de la naginata ». Je savais que j’avais quelque chose en moi qui me
portait dans mon apprentissage.
Que représente pour vous la pratique martiale ?
PS : La pratique martiale pour moi
c’est une ascèse. Voilà comment je définirais ma pratique. Quand je faisais du yoga je cherchais une ascèse, en karate et en aikidô aussi. Je cherchais une ascèse, mais je ne cherchais pas de
choses extraordinaires. Pour les occidentaux, quand on dit ascèse on pense
qu’il faut se flageller, pour moi, pas du tout. Je savais juste que tous les
jours, il me fallait verser un ou deux litres de sueur, pour pouvoir comprendre
un petit peu quelque chose. Je voulais avoir des gestes de référence pour ma
vie de tous les jours et ma pratique.
CS : Ah, on a fait des entraînements
spéciaux quand même ! Par exemple, les « 3000
dégainages », (3000 kazunuki),
c'est-à-dire mille cinq cent fois en alternance les deux kata centraux de Tatsumi-ryû,
Mukô et Marui en 8-10 heures.
PS : Oui, et marcher sur le feu (hiwatari),
aller sous les cascades (takigyô)… ça va c’est faisable, il n’y a pas à
en faire tout une histoire !
Cela me rappelle ce stage de Tamura sensei
à Millau. C’était lors d’un stage enseignant assez intense, quelqu’un, qui
devait vouloir souffler un peu, lui a demandé : « sensei est-ce que
vous pouvez nous donner quelque chose de spirituel à faire ? ».
Tamura l’a regardé un moment et a répondu : « D’accord »… On a
fait ikkyô pendant une heure ! Ikkyô omote, ikkyô ura, ikkyô omote, ikkyô
ura… Tout le monde en a ri. C’était spirituel mais pas dans le même
sens ! Pour lui il n’y avait peut-être pas plus spirituel que de faire ikkyô. Premier principe, qu’est-ce que
vous allez chercher ? Il y a tout là-dedans !
CS : Cela rejoint vraiment
Tatsumi-ryû. Car dans Tatsumi il y a Mukô
et Marui, les deux techniques
centrales du iai qui contiennent les
deux principes de la tradition.
PS : Qui sont la déclinaison d'une
seule et même technique !
CS : Dans Tatsumi-ryû, il y a gihô,
la technique, et shinpô, le cœur. La voie de la technique et la voie du
cœur. Et l'on dit que la voie du cœur est dans Mukô et Marui. C’est
difficile à comprendre, mais cela signifie que si l'on a compris Mukô et Marui on a compris aussi la loi du cœur. Les choses sont englobées
l’une dans l’autre.
PS : Il faut mettre 100% de technique
et 100% de cœur. C’est ce qu’il faut apprendre. C’est ce qui donne le charisme
à quelqu’un, quand il a 100% de chaque chose, du yin et du yang. Tamura Sensei
disait : « Vous faites mille techniques, moi je suis paresseux, je ne
fais qu’une technique, mais je la fais mille fois donc je deviens bon ».
Il ne faut pas séparer.
CS : Pour le dire simplement, la
personne qui s’ennuie en travaillant Mukô
et Marui ne travaillera jamais shinpô.
PS : Mais, pour autant, certains
peuvent vous faire un baratin intellectuel sur shinpô. La pratique passe par le corps, ce n’est pas un résultat
intellectuel !
Naginata (Toda-ha Bukô-ryû) |
Peut-on dissocier l’étude de la technique et celle de
l’intention ? Pourrait-on dire 50% de technique et 50% d’intention ?
PS : Ah déjà vous dissociez ! Les
deux sont importants, oui 50/50, mais pourquoi pas 100% et 100% ? Cela
ferait 200% les deux ensemble. Et ça je préfèrerais. Si vous dites 50 et 50 les
gens vont diviser leur vie et séparer ça en petits morceaux. Vous dites 200%,
déjà ils sentent qu’il y a un petit truc à faire, un petit truc spécial…
(rires).
CS : On a eu comme élève pendant un an
un professeur d’éducation physique d'une cinquantaine d'années, qui entraînait
une équipe de basket au niveau national. Il avait pris une année de congé
sabbatique. C’était quelqu’un qui avait un point de vue de performance
physique. Il a été impressionné par l’endurance physique et psychologique que
nous avions.
PS : Lors de sa première venue, à la
fin du cours on a fait une démo. Je sentais qu’il n’arrêtait pas de me regarder
et à la fin il m’a demandé comment je faisais. J’avais tout le temps été uke et tous mes élèves, tori, tiraient la langue. Je lui ai donc
expliqué que j’avais une longue pratique de respiration. Malheureusement, une
partie de l’enseignement n’est pas reconduite par mes élèves dans leur vie
quotidienne. Pour certains élèves, la meilleure chose serait de pratiquer
quotidiennement les quelques exercices de respiration que j’ai créés pour eux,
afin d’avoir la respiration, d’avoir le souffle en eux. Je ne suis pas d’accord
avec l’idée d’aller courir en plus, parce que s’ils n’apprennent pas avec mes
efforts constants pour leur enseigner la respiration, ce n’est pas en courant 2
ou 3 fois par semaine qu’ils vont le développer. Ils vont être fatigués et ne
vont plus venir aux arts martiaux.
CS : Je suis d’accord que c’est une
formation globale et qu’il n’y a pas besoin de faire de la musculation pour
avoir des muscles. Mais la différence c’est que toi, à l’époque, on te disait
de courir 10km tu le faisais sans entraînement. Mais à l’heure actuelle
certaines personnes partent de loin. Les gens ne marchent plus et deviennent
très faibles ; ils ne s’entraînent rien qu’en salle avec chauffage. Même
en yoga on dit qu’il faut beaucoup
marcher. Maintenant les gens viennent en voiture, font leur séance de yoga et repartent en voiture. Il
faudrait marcher en plus de la pratique !
PS : Les yogis disaient qu’il faut marcher 20km par jour !
L’entraînement dehors c’est un élément important ?
CS : Oui, sinon il manque un aspect
réel. L’autre jour, on s’entrainait dehors à la naginata et il pleuvait. La boue cela glisse et on fait des grands
pas avec cette arme. Il faut donc avoir des adducteurs et c’est pour cela qu’on
prend de grandes positions. Il ne faut pas pratiquer rien qu’en salle, rien que
sur des tatamis. Vous avez vu qu’à la démonstration de ce matin, le sol était
différent de celui du dôjô et les élèves
ont su s’adapter. Au Japon, on s’entraînait beaucoup dehors. On habitait près
d’un cimetière et on s’y entraînait. Mon
mari et moi avions une pratique très régulière ensemble en dehors des dôjô. Cela faisait vraiment partie de
notre vie.
PS : J’ai pratiqué huit ans au Japon,
plusieurs heures par jour tous les jours. Dehors, dans la neige, la pluie,
c’est une pratique particulière. À Toulouse, le dôjô Oshinkan est traditionnel : glacial en hiver et chaud en
été, très mal isolé et tous nos stages se déroulent en extérieur.
Yawara |
CS : Pas vraiment, car le cadre
culturel n’est pas propice à ce mélange. Au Japon, quand on fait quelque chose,
on doit être à 100% dans ce qu’on fait. Si vous êtes dans Tatsumi-ryû, vous y
êtes à 100% et ne vivez presque que pour cela ; il ne faut même pas que
vous parliez de votre autre école. C’est comme cela partout au Japon. Par
exemple si l'on discute tous les deux, c’est comme si on était tous les deux
seuls au monde et que le reste n’existait pas. Ainsi, il est rare de dire
plusieurs aspects de sa vie à une même personne. De la même manière, quand on
est dans une pratique, on ne raconte pas ses succès dans une autre discipline.
Cette façon de faire empêche donc de mélanger les choses dans sa tête.
PS : En revanche, on sait très bien
qu’il y a un nombre incalculable de pratiquants de haut niveau – quand je dis
pratiquant cela fait un peu moderne – disons d’adeptes des arts martiaux, qui
du 14e au 18e siècle, avaient pratiqué 5, 6, 7 traditions
et qui étaient gradés, menkyô kaiden,
de chaque tradition ! Tout le monde le savait, mais cela restait de
l’ordre du non-dit. Saitô Satoshi sensei, par exemple, était connu comme le sôke de Neigishi-ryû même s’il était sôke dans plusieurs traditions (par
exemple, Kuwana Handen Yamamoto-ryû).
Pensez-vous que la tradition qu’on choisit c’est
important ? Faut-il choisir quelque chose qui nous corresponde dès le
début ?
PS : Ah, c’est-à-dire, qu’il ne s’agit
pas de quelque chose qui vous corresponde quand vous apprenez, mais quand vous
avez fini d’apprendre. La tradition choisie doit correspondre à l’homme que
vous êtes devenu. Au départ, cela on ne le sait pas, on ne sait pas choisir.
CS : Mais, a priori, c’est le maître qui doit choisir l’élève ou l’orienter.
Effectuez-vous une sélection pour les personnes qui désirent
appartenir à votre dôjô ?
PS : Un de mes anciens élèves m’a dit
quand il est parti : « vous entraînez l’élite de l’élite, mais vous
n’êtes pas élitiste ». C’est à dire que je peux prendre n’importe qui dans
l’école. Je pars du principe que je ne suis pas exceptionnel, même si je peux
être exceptionnel, je suis comme tout le monde. N’importe qui peut faire mon trajet.
Or, il n’y a pas beaucoup de gens qui vont faire mon trajet ou qui ont fait mon
trajet, mais je soutiendrai tout le temps quelqu’un qui veut prendre ce même
cheminement, s’il le fait réellement.
Concrètement, quand des gens viennent à
mon dôjô, je les oriente parfois vers
autre chose. Quand je reçois un « candidat », il regarde si cela lui
plaît et je commence par un entretien. Je lui explique qu’il faut qu’il
s’imagine que, pendant cet entretien, il va essayer d’entrer dans le dôjô, pousser la porte et que moi je
suis derrière et je fais quelques efforts pour retenir cette porte. Je vais le
laisser rentrer, mais je vais tester les raisons pour lesquelles il veut
entrer. Il y a donc des gens à qui je dis de faire autre chose. Il y a même des
gens très bien, ouverts à des tas de choses, que je rencontre et à la fin de
l’entretien je leur dis où ils doivent aller et ce qu’ils doivent chercher. Je
me sens responsable d’un parcours. Il y a des gens qui ont des parcours de vie
intéressants, je les aide, je leur dis quoi regarder quand ils vont quelque
part.
Vous enseignez donc aussi à des gens qui ne rentreront pas
dans le dôjô…
PS : Bien sûr
Mais peut-on vraiment enseigner des choses comme les arts
martiaux ?
PS : Cela va sembler contradictoire
avec ce qu’on vient de dire mais ça ne l’est pas vraiment. (rires)
Comme je dis à mes élèves, je n’enseigne
pas. Nitta sensei ne nous a pas enseigné. Elle avait un charisme. Il y a
certaines choses que je n’aurais pas aimé faire comme elle, mais peu importe,
ce qui compte c’est l’énergie qu’elle dégageait.
Naginata (Toda-ha Bukô-ryû) |
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