Aïkido et domination alternée
![]() |
Le signe des adeptes généreux : accepter d'endosser le rôle d'Uke |
Si l'on exclut certains courants, tels
que le Yoshinkan de Shioda Gozo ou encore le Shodokan de Tomiki
Kenji, l'Aïkido est une discipline non compétitive.
Nous trouvons généralement cela
fantastique : enfin une discipline où les pratiquants peuvent
se consacrer uniquement à l'art, pour l'art, sans avoir besoin de le
dévoyer en s'entraînant en vue d'un bon résultat sur un podium !
L'absence de compétition est souvent
un argument marketing. Pour autant, même dans des disciplines où la
compétition existe, tous les pratiquants ne sont pas des fous
furieux à la recherche d'un point ou d'un signe approbateur de
l'arbitre. S'il existe dans les arts martiaux traditionnels des
adeptes qui refusent de passer des grades, il existe dans les
disciplines compétitives des pratiquants qui refusent de faire de la
compétition.
Il me semble donc oiseux de considérer
que les personnes à l'état d'esprit compétitif ne font pas
d'Aïkido. Cela est bien plus complexe, bien entendu.
Mon postulat de départ est donc que
les Aïkidokas sont des personnes comme les autres : certains
n'aiment pas la compétition, d'autres l'aiment et d'autres encore
l'aiment mais ne se l'avouent pas...
Il est donc fréquent de pratiquer avec
une personne n'ayant pas la même position que soi sur le sujet. En
conséquence de quoi, il est régulier de se retrouver dans une
situation que l'on peut ne pas avoir souhaité.
Compétition larvée
Ainsi il m'est régulièrement arrivé,
lors de stages, de me retrouver à pratiquer avec quelqu'un qui
voulait faire de la compétition.
Comment cela se traduisait-il ? De
plusieurs manières...
Très souvent il s'agissait de bloquer
le mouvement de Tori. Ou bien d'être absent à ses techniques et de
chuter mollement comme si, au fond, la situation ne le concernait
pas. Cela pouvait aussi s'exprimer par tout un florilège de
remarques, généralement antagonistes avec les consignes du
professeur.
Bref, c'était fort désagréable et
malheureusement, beaucoup d'Aïkidokas ont connu ce genre de
situations.
Pourtant, intelligemment utilisé, la
compétition est un formidable outil de progression. Cela pousse à
s'entraîner, à réfléchir et à percevoir ses limites afin
d'évoluer.
Lorsque l'on fait de la compétition,
généralement, le cadre est défini. Il y a des règles, une heure
de rendez-vous, un arbitre, des catégories de poids...
A contrario, la compétition
larvée de l'Aïkido ne souffre pas de règles. Le cadre n'est pas
défini (chacun a sa version de la martialité), les règles sont
floues (« on pourrait mettre les doigts dans les yeux parce que
c'est un art martial, mais on ne le fait pas car c'est de
l'Aïkido... »), les catégories de poids n'existent pas... (et
à ce titre, le genre de
situation que je décris est régulièrement perpétré par un
gabarit imposant sur un gabarit plus modeste).
Bref, tout cela me fait dire que ce que
j'ai pu observer sur les tatamis n'était finalement pas de la
compétition. Il ne s'agissait pas de situations permettant aux
adeptes de progresser en se challengeant. Non, il s'agissait tout
simplement de mécanismes de domination.
Domination alternée
Quoi ?! Un mécanisme de
domination en Aïkido ?! Cet art si pur... Mais comment a-t-on
pu en arriver là ?
Je ne suis pas psychologue, mais cela
me semble tout à fait simple.
Jacques Brel dit que l'on raconte ceque l'on rate. Je traduis cela de la manière suivante : on
s'investit dans un métier ou une activité pour résoudre une
difficulté que l'on rencontre et sur laquelle on bute.
Partant de là, l'Aïkido représentant
un idéal de résolution harmonieuse des conflits, on peut supposer
que le pratiquant vient à l'Aïkido pour résoudre quelque chose
dans sa relation avec le conflit et la domination. Il est donc normal
et logique que cela surgisse sur les tatamis.
D'autre part, selon la manière dont
est enseignée et pratiquée la discipline, cela peut créer de
fortes tensions. En effet, si le rôle de Uke, celui qui reçoit,
n'est justement que de recevoir, il y a de fortes chances pour qu'au
bout d'un moment, il ait le sentiment de servir de faire-valoir ou
même de serpillière à Tori. Il est donc logique qu'au bout d'un
moment à chuter et à se prendre des baffes, il se rebiffe.
Les deux solutions qui semblent alors
s'offrir à lui, d'après mes observations empiriques, sont :
l'hyper-action, c'est-à-dire bloquer, pousser, malmener, etc. ;
ou bien l'absence, c'est-à-dire ne pas vraiment attaquer, chuter
sans être projeté, etc.
Ces mécanismes sont parfaitement
logiques, mais lorsqu'ils émergent l'Aïkido devient désagréable.
En effet, on rentre dans un mécanisme de domination alternée :
« tu m'as bloqué ou tu as fuis quand j'essayais de faire ma
technique, je vais te faire pareil ». La réaction est primaire
et il est difficile de s'en extraire. Bien entendu, l'idéal est de
réussir à transformer la situation. Pour autant, que de temps perdu
à cause d'un malentendu !
Solutions
Les solutions que j'entrevois sont
celles que j'ai ressenties au contact de Léo Tamaki. À
vrai dire elles sont toutes simples,… mais il fallait les mettre en
place !
Il s'agit dans un premier temps de
former réellement Tori, en lui donnant des outils mécaniques
précis. Ces outils mécaniques sont intrinsèquement liés au
respect du corps de l'autre et à la prise en compte de son altérité.
Par exemple, le fait de chercher à ne pas compresser les
articulation du partenaire ou de respecter sa mécanique corporelle,
développe une écoute de l'autre qui amène de la bienveillance dans
la relation.
Le mécanisme est simple : quand
j'essaye de sentir, d'écouter, alors je comprends, alors je peux
respecter.
Dans un deuxième temps, il faut former
Uke. Ce dernier doit avoir des consignes précises sur le rôle qu'il
doit jouer dans la progression de Tori. Comme Uke se sent
corporellement respecté et qu'il a des consignes, il peut rester
présent à la relation sans pour autant rentrer dans une
hyper-action.
Le toucher nécessaire à la pleine
expression du rôle de Uke est un toucher quasi thérapeutique. Il
faut respecter Uke si l'on veut qu'il puisse nous enseigner ce que
son corps a à nous enseigner.
La prolongation naturelle de ce travail
est bien entendu les Kaeshi Waza (retournement techniques) et le Jyu
Waza (travail libre, sans rôles prédéfinis).
Et après ?
Ce cadre préalable mis en place, le
travail n'est pas pour autant terminé. En effet, ce mécanisme de
domination alternée peut intervenir à n'importe quelle étape. Pour
autant, plus le cadre sera clairement défini et répété aux
élèves, plus les risques de dérapage seront légers et
catalisables.
En tant que professeurs, il faut rester
vigilant dans la gestion de telles situations. Parfois il faut être
ferme et expliciter la situation. Parfois, il faut faire changer de
partenaire. Et parfois un regard suffit...
Cet article est initialement paru dans Aïkido Journal n°70