Aïkido, martialité et... transferts de compétence
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Avant le Budo, la guerre |
Je ne crois pas.
Pourquoi parler de
« martialité » alors ?
Probablement parce que
c'est le terme usuel, traduction approximative de Budo (ou Bujutsu
selon les cas). Il est donc vraisemblable que nous employions le
terme « martialité » pour signifier autre chose que ce
que sa définition stricte laisse supposer.
La martialité peut
évoquer tour à tour, une attitude belliqueuse mêlée de rigidité,
une certaine fermeté dans les gestes, voire une forme de violence,
mais aussi une présence à l'instant (voire une hyper-présence).
L'image d'une pratique « martiale » est généralement
empreinte de dureté.
Il
me semble que la majorité des pratiquants d'Aïkido ne
souscrivent pas à cette vision et préfèrent avoir une vision plus
pacifiste de notre art. La plupart des pratiquants que je rencontre
décrètent ne pas pratiquer pour l'aspect combatif. Pourtant,
lorsque l'on montre un geste, la première réflexion qu'ils
expriment est : « oui, mais est-ce martial ? ».
Pourquoi cet intérêt
pour la martialité, là où il semble y avoir un désintérêt pour
le combat ?
Peut-être est-ce parce
que la martialité laisse supposer une modification profonde de
l'être.
Bien sûr, il y a le
phantasme de la toute puissance, mais aussi des aspirations plus
fines comme la résilience, l'abnégation, la persévérance, la
présence à l'instant, etc.
La pratique martiale est
censée créer un enjeu, centré sur la dangerosité potentielle. En
ce sens elle oblige le pratiquant à s'engager et à être présent à
lui-même et à la situation. À
ce titre elle est un formidable levier d'évolution intérieure.
On pourrait dire que la
majorité des pratiquants ne pratique pas pour l'aspect martial ou
combatif, mais qu'ils souhaitent que celui-ci demeure parce qu'ils
pressentent que ce cadre les aide à évoluer intérieurement.
La question du
transfert
Se pose alors la
question : est-ce qu'une pratique corporelle régulière peut
transformer notre esprit ?
Devient-on plus calme,
plus sage, plus résilient parce qu'on pratique un Aïkido efficace
martialement ? Existe-t-il réellement un transfert ?
La réponse pourrait
sembler acquise, puisque c'est un peu le projet de l'Aïkido.
Pourtant, elle mérite
qu'on s'y attarde.
On pourrait légitimement
se demander s'il y a des exemples de pratiquants incarnant l'idéal
de la discipline. Existe-t-il des adeptes qui, par une pratique
« martiale » régulière, ont atteint un autre état
d'être ?
Il en existe
probablement... Et s'ils semblent peu nombreux, on peut aussi se
demander si c'est vraiment l'Aïkido qui a permis une transformation
intérieure, ou si une autre pratique connexe (méditation, yoga...)
ou un trait de personnalité initial en sont la cause.
Il est difficile de
déterminer les causes véritables de nos transformations. Souvent,
séduits par l'idéal de l'Aïkido, on a tendance à lui prêter des
vertus qui n'existent que dans notre esprit...
Exécuter des techniques
d'Aïkido ne rend pas meilleur. En revanche, le cœur que l'on y met
peut tout changer. C'est là que le contexte martial intervient.
Celui-ci doit agir comme un tuteur et nous aider à mettre en place
une concentration, une présence, que sans lui nous aurions du mal à
développer. En somme, plus le partenaire attaque vite, fort, et
surtout avec la volonté de toucher et de réagir comme si sa
vie en dépendait, plus nous avons de chance de travailler sur notre
intérieur.
À
mon sens, pour entrer dans le « monde » de la martialité,
il ne s'agit pas de faire comme à la guerre, mais plutôt de donner
au cerveau et au corps des sensations de danger plausible, afin de
l'obliger à puiser dans ses ressources. Le lieu où le transfert
s'effectue est celui de la sensation ; parce que c'est un
endroit où le mental intervient peu. Et il n'est pas nécessaire
d'attaquer plus vite ou plus fort pour cela ; il s'agit juste
d'attaquer avec une réelle intention de toucher de causer des
dégâts.
Peu importe la forme que
l'on pratique, ce qui compte ce sont les sensations qu'elle nous
procure.
On notera toutefois que
certaines formes semblent peu judicieuses. Soit parce qu'elles sont
délétères pour la santé, soit parce qu'elles ne permettent pas de
donner des sensations allant dans le sens d'une évolution
intérieure.
Suwari Waza
Les techniques à genoux
(suwari waza et hanmi handachi waza), par exemple, me
semblent inappropriées. D'une part, parce qu'il s'agit d'une
pratique néfaste pour les articulations des genoux et des orteils
(même « bien effectuée »). Ce qui est dommageable pour
l'Aïkido, art qui se destine à un public large ; avec
notamment des seniors qui n'ont généralement pas la mobilité
requise (il serait à ce titre plus profitable de faire du
renforcement musculaire, ou des assouplissements.). D'autre part, le
transfert vers une meilleure mobilité debout n'est absolument pas
évident.
Enfin, si l'on est
traditionaliste, on peut noter que les techniques à genoux étaient
originellement effectuées sans garde (de face), orteils à plats, à
courte distance, et n'étaient pas pédagogiques mais correspondaient
simplement à un cadre culturel dans lequel elles étaient
nécessaires. Ces techniques étaient pratiquées par des personnes
qui vivaient à genoux dans leur quotidien et qui avaient une
mobilité nécessairement plus développée que la majorité des
occidentaux d'aujourd'hui.
Pourquoi ne pas enlever
le suwari waza et le hanmi handachi waza du catalogue ?
Ou ne conserver que deux ou trois techniques (telles que shomen
uchi ikkyo), présentés sous forme d'exercices pour travailler
des points très précis. Cela serait un formidable gain de temps
pour travailler plus précisément les techniques debout et leur
faire retrouver leurs lettres de noblesse.
Certaines écoles
d'Aïkido ont d'ailleurs totalement exclus les techniques à genoux
de leur catalogue.
Dori Waza
Le même type de
raisonnement peut être développé concernant les saisies des
poignets. Ce type de travail est très développé en Aïkido.
Historiquement cela
correspond à empêcher quelqu'un de dégainer son sabre. Or on ne se
laisse pas saisir le poignet si on a envie de dégainer. Si on est
saisi cela implique donc que l'on est à courte distance et qu'on a
été surpris, ou qu'on est en train de faire un mouvement. De fait,
le geste technique est nécessairement limité par le sabre. Il
serait donc logique de travailler les saisies uniquement avec un
sabre à la ceinture pour que les techniques en réponse fassent
sens.
D'autre part, les saisies
sont souvent présentées comme un outil pédagogique pour travailler
les frappes. Malheureusement, cette étape pédagogique intermédiaire
rend les techniques statiques et empêche les transferts à vitesse
réelle. Tout simplement parce que le mouvement n'implique pas les
mêmes structures corporelles que des séquences de gestes statiques.
Enfin, dans une optique
de self-defense il est peu probable que les poignets soient
saisis : on attrape plus volontiers les vêtements.
En somme, nous passons
beaucoup de temps à étudier les saisies, à essayer de surmonter
des contraintes qui ont peu de chances d’occurrence et qui seraient
réglées en un atémi.
Il me semble donc que
l'on devrait se concentrer davantage sur le travail sur les frappes,
de manière douce, puis sur cible. Les pratiquants en retireraient
bien plus de bénéfices (tels que la sensation du danger ou le sens
de l'esquive).
C'est toujours le même
procédé qui est à l’œuvre : il faut d'abord définir ce
qu'on veut obtenir, puis chercher les moyens de l'obtenir. L'étape
que nous oublions souvent est celle de la vérification : est-ce
que les outils que j'ai mis en place produisent vraiment des
résultats ? Et si oui est-ce que ces résultats sont bien
produits par les outils mis en place, et non par autre chose ?
En tant que professeur il
est nécessaire de régulièrement se poser la question: est-ce que
ce que j'enseigne sert vraiment à mes élèves ?
L'Aïkido moderne, parce
qu'il est rarement « testé » a une tendance à produire
de la complexité inutile, pour occuper les pratiquants... Le temps
est compté ! Chaque heure passée sur un tatamis doit apporter
quelque chose. On ne peut justifier une technique capillo-tractée
par un « oui, ça ne marche pas, mais c'est pédagogique ».
En tant que professeur
j'essaye de régulièrement remettre en question ce que j'enseigne.
Plusieurs fois j'ai réalisé que mes objectifs pour mes élèves
n'étaient pas en totale adéquation avec les techniques proposées,
sur lesquelles j'avais des doutes en termes d'efficacité. Soit j'ai
cherché une autre manière de les exécuter, soit j'ai réfléchi au
contexte dans lequel elles pouvait faire sens, ou bien j'ai
provisoirement arrêté de les enseigner.
Et quand j'ai du mal à
trancher, je me pose la question : « est-ce que je miserai
ma vie sur cette technique ? ». Cela évite de rentrer
dans des considération ubuesques...