Uke, le miroir de Tori - par Jean-Marc Chamot
Écrire ne serait-ce que
quelques mots sur la relation entre Tori et Uke (ou
toute autre appellation plus ou moins acceptée de ces mêmes rôles),
est loin d'être aisé car – au-delà des polémiques dont il fait
l'objet – ce thème touche la plupart des aspects de notre
discipline à des degrés divers.
Avant toute chose, il
semble nécessaire de rappeler que notre pratique est corporelle et
que la meilleure des explications théoriques ne sera jamais aussi
pertinente que lorsqu'elle sera démontrée sur le tapis... Quand on
aborde un tel sujet, conceptualisation et démonstration sont
indissociables. Ce que je vais tenter est donc une véritable
gageure.
1. L'histoire
Même s'il semble évident
que, lorsque nous foulons aujourd'hui un tatami français, nous
sommes assez loin de la réalité des champs de batailles japonais
antérieurs au XVIIe siècle, il est toujours utile de revisiter un
peu l'histoire avant d'aborder un quelconque sujet.
Il est maintenant de
notoriété publique que les pratiques d'Aïkido sont en
grande partie liées aux techniques de combat corps à corps (Yawara,
Taï-jutsu ou Ju-jutsu) qui, par le passé, faisaient
partie du curriculum de la plupart des écoles d'armes. Les méthodes
et techniques que nous pratiquons encore dans l'Aïkido
moderne sont majoritairement ‒ mais pas exclusivement ‒ un
échantillon de celles parvenues jusqu'à Morihei Ueshiba via Sokaku
Takeda, a priori héritier des techniques du clan du même nom. Ces
techniques étaient elles-mêmes très probablement issues d'un des
Ju-jutsu des castes supérieures du Japon médiéval et
prenait en compte l'Oshikiuchi, l'étiquette aristocratique.
Ce rapide rappel
historique ne vise qu'à mettre en perspective les diverses approches
de nos pratiques actuelles. Celles qui sont les plus ancrées dans le
passé sont généralement les plus rugueuses (elles sont encore
proches du Daïto Ryu dans sa forme destructrice), les plus
« éthérées » (comme celle de Nobuyuki Watanabe de
l'Aïkikaï de Tokyo, par exemple) en sont généralement
une expression plutôt contemporaine. Tous les dosages intermédiaires
traduisent l'avancée de l'histoire et donnent à voir des étapes de
l'évolution des mentalités. Il n’y a ici aucun jugement de valeur
quant à l'une ou l'autre de ces approches, toutes étant recevables
dans l'analyse qui suit. L'efficacité combative relative de l'une
par rapport à l'autre pourrait également faire l'objet d'une longue
étude en soi.
Lorsque l'on tente de
replacer les pratiques martiales dans un contexte originellement
militaire, il faut garder à l'esprit que l'entraînement "martial"
d'un soldat vise d'abord à lui apporter une efficacité combative
maximale le plus rapidement possible. Cette efficacité est également
censée garantir sa survie, au moins jusqu'à l'accomplissement de sa
mission.
En outre, si un
apprentissage militaire bien conçu cherche à développer avant tout
des compétences combatives (et physiques) chez le guerrier, il se
doit également de renforcer la force de caractère et la
détermination de l'homme. Pour atteindre cet objectif, bien des
solutions ont été testées et utilisées, mais toutes ambitionnaient
de rapprocher au mieux le combattant des conditions auxquelles il
serait tôt ou tard confronté. Encore de nos jours, la méthode la
plus fréquemment employée consiste à transmettre au "jeune"
soldat l’expérience d’un "ancien", aussi expérimenté
que possible. La formation veille à ajuster progressivement la
pression (combative, physique et psychologique) exercée sur la
recrue, ou psychologiquement, afin de lui donner les moyens
d'apprendre à faire face au conflit de manière adaptée.
Dans les écoles d'armes
traditionnelles japonaises (les Koryu), la démarche était et
reste de ce type. Passant par la répétition du curriculum, la
formation des novices vise à une appropriation complète des
principes sous la tutelle des anciens. C'est ce type de transmission
"à l'identique" qui a eu pour effet de ne modifier que
très marginalement les cursus à travers les siècles.
Avec le temps cependant,
certaines écoles sont plus ou moins rapidement passées d'une
pratique de forme "Jutsu" (des techniques rapidement
efficaces et souvent "rugueuses") à une approche relevant
plutôt de celle du "Do", visant à un développement
plus global de l'individu (les techniques employées étant
généralement des versions "tempérées"). Ces écoles que
l'on pourrait qualifier "d'évolutives" n'ont pas forcément
perdu au passage leurs qualités techniques foncières. La principale
modification consécutive à de telles évolutions semble être
finalement l'allongement de la
période de formation. La durée nécessaire à la construction d'un
individu dans une perspective holistique (prenant en compte le
guerrier tout autant que l'homme) est en effet bien plus longue que
celle nécessaire à un entraînement "exclusivement"
militaire. Dans tous les cas, de nos jours, l'urgence d'une formation
militaire n'est plus la préoccupation principale du Dojo-cho
(le directeur du Dojo). La guerre a de toute façon tellement
changé de forme que la pratique des armes anciennes japonaises
pour formatrice qu'elle ait pu être et qu'elle soit encore
ne répond plus directement aux critères des conflits modernes...
Ces racines continuent
cependant de nous concerner en Aïkido ‒ particulièrement
lorsque l'on parle de la relation Uke / Tori ‒ car
elles imprègnent les modes opératoires de nos entraînements. Une
telle mise en perspective est également nécessaire pour définir à
quelle tradition nous décidons de nous référer dans nos
pratiques...
- S'agirait-il de préserver une tradition "véritablement" ancienne comme celle perpétuée par les Koryu a priori dans leur parie "Yawara" dont la pratique remonterait aux techniques nécessaires à la survie sur les champs de bataille d'avant 1600 (année de la bataille de Sekigahara, dernier conflit ouvert au Japon) ?
- Ou bien, parlerait-on d'une tradition remontant à une époque encore médiévale mais où ces champs de batailles n'existaient plus ?
- Ou encore, s'agirait-il d'évoquer des pratiques conservées "seulement" depuis l'Ere Meïji ?
- Ou bien, parlerait-on de systèmes d'enseignement ayant évolué dans les années 1920 ?
- Ou, finalement, devrait-on parler de ce qui s'est passé après le choc de la défaite de la seconde guerre mondiale et, pour ce qui nous concerne, de cette pratique martiale "pacificatrice" qu'est alors devenu l'Aïkido sous l'égide de Moriheï Ueshiba?
Les différences, pour
superficielles ou anecdotiques qu'elles puissent paraître au
néophyte, peuvent se révéler fondamentales pour l'expert... Les
adeptes des plus anciennes des écoles pourront se présenter comme
les héritiers de la "vraie" tradition, les défenseurs des
écoles "modernes" se prévaudront quant à eux d'une
approche plus contemporaine, donc plus "vivante"...
Aucune de ces positions
n'est a priori critiquable. L'étude du Budo étant censée
mener à la simplicité et à la modestie, chacun est en droit de
faire les choix qui lui plait. Il est, en effet, plus difficile de se
sentir à sa place que de suivre cette tendance humaine qui pousse à
penser que l'on est le détenteur de La Vérité...
2. Les attaquants
Même
si historiquement nos pratiques ont grandement à voir avec les armes
traditionnelles japonaises, j'ai décidé de ne pas évoquer ce
travail car cette partie mériterait une étude complète en soi.
Avant d'aborder la
question des attaquants, comme annoncé, je voudrais m'interroger
très succinctement sur ce que l'on appelle "efficacité"
en Aïkido. Notre discipline est-elle une recherche
d'efficacité directe ou bien est-elle une étude des principes qui
permettent d'être efficace ? S'agit-il de se débarrasser le plus
rapidement possible d'un ou de plusieurs adversaires, armés ou non,
plus forts physiquement ? S'agit-il principalement d'être capable de
donner des Atemis pour annuler les attaques ? Est-il question
de mettre à terre le ou les agresseurs ? Vaste sujet qui est au fond
sous-jacent lorsque l'on tente de clarifier la situation d'Uke
tout comme celle de Tori.
Très généralement,
c'est l'enseignant qui porte la responsabilité de tels choix. Selon
le mode opératoire qu'il choisira, la construction des attaques –
puisque c'est bien la préoccupation de celui que nous appellerons
temporairement "Uke" – pourra donc relever de
trois grandes familles.
Première
situation Shinryakusha
Dans
certains Dojo, ce qui est privilégié, c'est une vision de la
"réalité" dans laquelle on attend de l'attaquant qu'il
agisse à peu près comme un agresseur (Shinryakusha).
L'attaque peut donc être assez violente (ce qui ne signifie pas pour
autant qu'elle ait une réelle efficacité combative). Si l'on peut
très bien comprendre son intérêt immédiat apparent, l'utilité
d'une telle approche est relative, surtout s'il s'agit d'agresser un
débutant qui est, par définition, inexpérimenté. En fait, alors
que le but d'une telle mise en situation est de rapprocher
l'entraînement de la "réalité", les choses peuvent être
facilement faussées n'en
déplaise à leurs prosélytes.
La
raison en est simple : alors que dans une rixe, on ne sait pas qui va
attaquer en premier, (ni quand, ni comment), à l'entraînement, les
protagonistes connaissent la donne. Attaque et attaquant sont autant
définis que la technique à réaliser par Tori / Nage
("celui qui prend / qui projette"). Dans le cadre formel du
cours, un pseudo agresseur peut donc s'arranger pour invalider "la"
technique particulière que le professeur attend de Tori sur
le tapis. Il ne pourrait probablement pas faire de même dans un
"vrai" combat où les inconnues sont multiples. Le problème
tourne autour de l'illusion que l'entraînement est un miroir fiable
de la réalité d'un combat "réel". Pourtant, dans une
situation de combat "authentique" (et encore plus de combat
armé), ce ne sont pas forcément la masse ou la puissance qui
l'emportent mais bien souvent les éléments diffus que sont
l'absence de règles, la rapidité, la disponibilité et l'effet de
surprise.
Dans
ce type d'entraînement, lorsque l'attaque est trop appuyée, le
risque est grand pour l'apprenant d'en venir à des mouvements
réflexes, des gestes de survie, et de voir les rapports de force
valider la loi du plus brutal. Le "costaud" pourra ainsi
avoir l'impression de l'emporter au détriment d'un adversaire plus
léger puisque la perversion des règles tournera alors à son
avantage.
Signalons
par ailleurs que si – par hasard –Tori s'avère plus
efficace que l'agresseur (le Shinryakusha) ne l'avait prévu,
la puissance et/ou la violence de l'attaque risquent de se retourner
contre l'assaillant. Il faut rappeler que les techniques que nous
employons n'avaient originellement pas été conçues pour que
l'agresseur en réchappe. Les chutes de sauvegarde telles que nous
les effectuons aujourd'hui n'étaient alors pas possibles et les
immobilisations visaient à être destructrices ou à donner le
Todome (le fameux coup de grâce). De nos jours, l'attaquant
agressif qui pense connaître la musique ne tolérerait pas que la
partie défensive des techniques soit effectuée au diapason de la
violence de ses attaques. Il serait même assez revendicatif si la
technique lui rendait la monnaie de sa pièce et accuserait alors
Tori de ne pas avoir "respecté son intégrité".
Cette
approche de la pratique rend également la situation assez
schizophrénique. Dans le cas où Tori parvient à
correctement gérer la situation, Uke, après avoir attaqué
comme une brute, en est normalement réduit à se comporter comme un
agneau avant de recommencer de façon assez masochiste ses attaques
lors des assauts suivants... Et jusqu'à quel point peut-on être
sincère dans une attaque quand on sait qu'elle va nous revenir en
pleine figure ?
Plus sérieusement, si
l'on se fonde sur la notion "d'entraînement guerrier"
propre à cette première situation, c'est à un entraînement au
close-combat militaire que l'on peut penser, cet apprentissage visant
à être le plus proche possible de celui auquel les jeunes recrues risquent d'être confrontées. En clair l'adversaire / formateur doit
avoir l'intention de détruire son adversaire ou, au moins, lui en
donner l'impression... afin de l'aguerrir.
Lorsque l'on reproduit
systématiquement cette approche dans un Dojo, dès l'arrivée
du débutant, il s'agit d'une sorte de "mise en condition"
plus ou moins virulente. Le but est de tester la détermination
autant que la capacité physique à tenir le choc d'une première
prise de contact un peu âpre. Bien sûr on sélectionne alors
d'entrée un profil morpho-psychologique particulier de pratiquant.
Le nouveau venu devrait être solide physiquement et moralement avant
d'arriver au Dojo (ou un peu fou ?)... Mais qu'apprend-on
alors si l'on doit déjà posséder les qualités que l'entraînement
est censé développer ?
Cette situation était
fréquente il y a encore trente ou quarante ans en France, lorsque
l'Aïkido était encore assez méconnu et que des visiteurs se
présentaient pour tester l'Aïkido à l'aulne de leurs
connaissances dans d'autres disciplines (Judo, Karate ou
autres). Il était alors urgent et utile d'avoir une approche très
combative et pragmatique pour ne pas être ridicule voire pour ne pas
être malmené. Les techniques étaient alors plus sommaires, plus
expéditives également... Le panel technique en souffrait car
certaines techniques qui sont avant tout formatives
et sont excellentes dans ce cadre
n'étaient par perçues comme directement utilisables en combat et
étaient fréquemment évacuées du curriculum...
Deuxième
situation Uke
Dans
d'autres Dojo, on s'attend à ce que l'attaquant "prête"
son corps pour recevoir (Ukeru) et illustrer la technique
effectuée par Tori. Dans ce cas, "Uke" n'est
plus un agresseur mais devient un partenaire d'entraînement.
Le risque est ici de mettre en oeuvre une trop grande connivence. Il
faut donc être attentif à ne pas transformer ce type de travail en
une simple chorégraphie. Le combat étant stylisé, on attend de
chacun qu'il tienne un rôle, rôle qui peut rapidement devenir très
(trop ?) théorique et facilement fictif.
Le
travers vient ici du fait que l'on finit généralement par demander
à l'attaquant de se plier à la technique au lieu de fournir une
attaque sérieuse à Tori afin de l'amener à trouver des
solutions. Comme toujours, la solution réside dans une approche
intelligente des différentes missions que chacun doit assumer. Uke
doit doser la puissance de son attaque et offrir à Tori une
gamme de situations plausibles visant à susciter chez l'apprenant
des réactions adaptées. Comme dans la première situation
d'entraînement évoquée plus haut, il ne faudrait pas que Tori
se croit fort puisque en
apparence il "gagne"
régulièrement contre son "attaquant". L'intensité de
l'attaque doit donc rester de règle puisque le risque existe
toujours pour Tori de confondre la codification de
l'entraînement sur le tatamis avec l'absence de règles d'une
bagarre de rue.
Un problème récurrent
lié à cette approche de type "Uke" c'est que le
pourvoyeur d'attaque change son fusil d'épaule et en vient à se
prendre pour un "véritable" attaquant. Uke, par son
attaque, est à l'origine, censé fournir les outils nécessaires à
l'apprenant pour que ce dernier puisse développer ses compétences
dans un cadre clair. Mais il arrive que, soudainement, au lieu de
tenir son rôle d'orienteur, de limiteur d'erreur, Uke oublie
cette fonction et en vient à prendre un rôle de dominant. Le
"naturel" agresseur de l'attaquant, son côté "reptilien",
refont surface et il oublie son statut de formateur. C'est parfois le
cas avec des pratiquants "anciens" qui n'aiment plus trop
être dérangés par les techniques d'un jeune Tori et qui
font donc tout ce qu'il faut pour ne pas sortir de leur confort.
Ainsi, si l'on prend
comme exemple un mouvement on ne peut plus classique
Shomen Uchi Ikkyo
l'attaquant qui sait quelle technique Tori devrait effectuer
va s'arranger pour attaquer en plaçant son coude de manière à ce
que le Shomen Uchi soit contradictoire avec la technique
d'Ikkyo. Il fermera l'aisselle et positionnera son coude vers
l'intérieur de son attaque. La véritable action intelligente que
Tori devrait alors effectuer serait d'utiliser cette posture
déformée pour effectuer une autre technique, plus adaptée comme
Irimi Nage ou Kote Gaeshi. Mais, dans le cadre d'un
cours, cette liberté ne lui est habituellement pas accordée...
Troisième
situation Aïte
Dans
d'autres Dojo encore, l'attaquant passe du statut de
partenaire à celui du mentor. Il intervient parce qu'en tant que
pratiquant confirmé il aide et circonscrit le travail de Tori.
Il devient donc son "Aïte" en lui "prêtant sa
main". Dosant précisément le travail, il fournit alors à
l'apprenant les éléments nécessaires à son évolution. On peut
dire qu'Aïte est un Uke "parfait".
Vraisemblablement,
cette troisième situation semble idéale. Malheureusement elle n'est
guère facile à mettre en oeuvre car, à l'évidence, avant de
parvenir à une telle maîtrise, l'attaquant / Aïte devra
avoir acquis une somme d'expériences et s'être développé dans la
discipline sur une durée peu fréquente. Dans bien des cas, seul
l'enseignant est susceptible d'en être arrivé là, et encore
faudra-t-il qu'il ait lui-même été formé correctement. Un Aïte
devrait être capable de donner l'impression à un éventuel
spectateur que le Tori avec lequel il travaille est "bon"
même si ce n'est pas réellement le cas.
Bien sûr, ces Dojo
du troisième type semblent être les endroits idéaux de formation.
L'attaquant est censé être pleinement conscient et totalement
maître de son travail de partenaire. Or, comme cela a déjà été
mentionné, cette capacité nécessite un temps non négligeable pour
se développer puisque elle sous-entend une maîtrise technique
suffisante pour assumer les deux rôles Aïte / Tori et
superviser la situation. Si cette relation est éventuellement
envisageable entre un "bon" enseignant et ses meilleurs
élèves, elle devient difficile voire impossible entre des
pratiquant de niveau insuffisant. Ainsi, un nouveau venu de l'année
ne peut espérer raisonnablement se voir guidé utilement par un
autre pratiquant même doué
de l'année précédente, le recul de ce dernier étant largement
insuffisant. La situation n'est d'ailleurs guère plus satisfaisante
entre anciens de "même" niveau que l'on peut voir se
"tester" démontrant d'ailleurs ainsi qu'ils n'ont pas bien
compris que cette approche demande avant tout une bonne dose
d'humilité et de modestie.
Au fond, aucun de ces
trois cas "d'école" n'est à rejeter car ils présentent
tous les trois des caractéristiques qui, lorsqu'elles sont dosées
et adaptées au potentiel de chacun, peuvent aider le pratiquant à
développer ses compétences combatives, corporelles et humaines. La
relation Uke / Tori est la richesse de l'Aïkido
(et des Budo pratiqués de façon traditionnelle) car en
excluant la compétition, elle prône l'étude, mais c'est aussi sa
malédiction puisqu'elle est souvent incomprise. Le but de
l'entraînement dans un Dojo est, avant toute chose, l'étude.
L'objectif consistant à tester l'efficacité des techniques sur ses
camarades n'est pas primordial. Si un élève veut vérifier la
supposée efficacité de ses techniques, il peut le faire en dehors
du Dojo.
Dans l'immense majorité
des cas, l'approche dans les Dojo est (heureusement ?) devenue
ouverte à des publics divers. La réception des débutant(e)s
s'effectue avec un minimum de bonne humeur et de bon sens, l'endroit
étant généralement assez accueillant... peut-être parce que la
santé financière d'un Dojo dépend souvent d'un nombre
minimal de participant(e)s payant leur cotisation !
Pour cela, dans de
nombreux Dojo, la pratique rencontrée relève de nos jours
plutôt du second type évoqué ci-dessus, Uke, l'attaquant, y
étant plutôt le "receveur" de la technique effectuée par
Tori.
La chose n'est cependant
pas totalement idyllique car, comme je l'ai évoqué, le "codage"
de ce type de travail peut rendre le "chuteur" un peu trop
complaisant à certaines formes de techniques, souvent pour suivre
les préceptes de la forme acceptée et ritualisée dans chaque
école. A titre d'exemple, en France, il n'est guère difficile à un
œil un peu expérimenté de différencier un pratiquant formé dans
tel ou tel courant. On remarque cependant de plus en plus de formes
"hybrides" chez des pratiquants intelligents qui essayent
de ne pas présenter un travail trop stéréotypé pour réussir
leurs passages de grades ou plutôt ne pas être reconnu par tel ou
tel membre du jury comme venant "d'ailleurs" !
Ce qui semble plus
surprenant c'est de pouvoir identifier le courant auquel appartient
un pratiquant en observant son rôle d'Uke alors que ce
dernier devrait être le miroir de Tori, son mouvement n'étant
que l'expression spontanée d'un moment unique.
3. Keïko
L'un des bénéfices du Keïko (l'entraînement) de Uke, c'est que les exercices nécessaires à l'exécution de cette partie de nos échanges permettent un "brassage" constant du corps lors des chutes ou des immobilisations. Tomber, se relever, retomber, constituent d'excellents exercices qui font physiquement "respirer" le corps tout entier. Si l'on considère qu'à terme, Tori est censé en venir à une utilisation économique voire minimale de sa force musculaire, c'est donc principalement lorsque le travail d'Uke est effectué que le corps peut être physiquement maintenu en forme et ce, pour le plus grand bien de la santé.
En avant propos, je
voudrais revenir sur les deux types d'attaques généralement
utilisées en Aïkido : les saisies et les coups. Certes,
quelques combinaisons entre ces deux modes opératoires peuvent être
employées (Kata Dori Men Uchi, par exemple) mais elles
constituent une partie quantitativement minime de notre curriculum.
Transversalement aux
trois types d'approches pédagogiques évoquées plus haut
(Shinryakusha, Uke, Aïte), cette dualité
"saisies/coups" peut influencer notablement les
comportements des attaquants.
Les coup(e)s (Tsuki,
Yokomen Uchi...) demandent des engagements spécifiques,
l'intensité est concentrée, il y a une cible relativement précise
à toucher, avec quelques variations potentielles de profondeur, de
pénétration dans le corps ou la sphère de Tori. Donner un
coup peut paraître illusoirement facile, cependant, il est évident
que pour être efficace (destructeur ?) effectuer correctement un
coup requiert beaucoup de travail, il suffit pour s'en convaincre
d'étudier ne serait-ce qu'un peu la Boxe, le Karate ou le
Muay Thaï par exemple.
Les saisies peuvent elles
aussi, sembler faussement rapidement réalisables de façon efficace.
Cette fois c'est en pratiquant la Lutte ou le Judo que l'on
pourra constater tout la subtilité de ce travail derrière son
apparente simplicité... Chacune des saisies peut être envisagée de
façon multiple. On peut saisir pour tirer, pousser, dévier,
soulever, écraser, projeter ou pour effectuer diverses combinaisons
de ces variantes. Dans la saisie on retrouve toutes les idées
préconçues de Uke au sujet de l'Aïkido, sur le
"comment" doit s'effectuer la technique.
Au final, réaliser une
technique s'apprend, mais réaliser une attaque cohérente s'apprend
aussi ! L'attaque est une technique en elle-même étant donné
qu'elle est originellement censée détruire.
Bien sûr, pour nos
exercices d'Aïkido, l'avantage de l'étude des coups c'est
que ceux-ci provoquent généralement des mouvements plus dynamiques
que ceux induits lors d'une saisie. Une fois que Tori a
compris qu'il valait mieux utiliser sa mobilité au lieu d'attendre
de prendre un choc, l'engagement de son adversaire facilite
relativement les projections et les immobilisations. Certes l'attaque
peut être gênante si elle dépasse sa cible par excès d'engagement
(la consigne"faites des attaques profondes" étant
régulièrement mal comprise), mais elle stimule la production
d'adrénaline et dynamise la pratique.
Dans les deux cas, l'un
des problèmes rencontrés par l'attaquant est de savoir si, sa
préoccupation est de fournir une attaque ou bien de le faire tout en
se protégeant... Par exemple, sur Yokomen Uchi, Uke
doit-il attaquer de face, pour être destructeur le plus
rapidement possible, ou de trois-quarts, pour se protéger˚? Et pour
les saisies, doit-on également se mettre toujours dans le même
angle spécifique ?
Lorsque l'on évoque le
travail d'Uke en Aïkido, il semble opportun de
rappeler les trois grands modes d'exercices rencontrés lors de
l'entraînement : Go no Geiko, Ju no Geiko et Ryu no Geiko
En fait, nombre des
problèmes évoqués se posent à cause de la confusion générale
entre les rythmes possibles du travail. De Go no Geïko à
Ryu no Geïko en passant par Ju no Geïko, bien des
concepts sont mélangés et, avec eux, la compréhension cohérente
des angles positionnels des attaques, qu'elles soient synonymes
d'impacts ou de saisies. Ce qui est logique lors d'une saisie
statique par exemple devient rapidement infaisable et inutile dès
que la chose devient dynamique. Lors d'une saisie "arrêtée"
pour l'étude (comme Katate Ryote Dori avec un départ
immobile), il paraît raisonnable pour Uke de se positionner
de biais pour éviter d'éventuelles action de Tori avec sa
main libre ou son pied arrière... Bien sûr une telle saisie est
avant tout théorique ou pour le moins pédagogique. Elle permet de
ressentir les rapports de force, la complexité du travail d'un bras
par rapport à une saisie double. Mais une fois la partie statique
analysée, Tori doit en venir à travailler son déplacement
pendant l'exécution de la saisie, avant donc que Uke ait pu
finaliser la pose de ses appuis. Le placement de Uke sur une
diagonale extérieure au centre de Tori n'est plus
véritablement possible et devient même inadapté.
Un des éléments qui
induisent en erreur les pratiquants lors de l'apprentissage en Go
no Geïko vient du mode de transmission de l'Aïkido. Sur
le tatamis, comme je l'ai déjà évoqué, l'enseignant donne
généralement comme consigne de reproduire une attaque définie en
escomptant une réponse spécifiée. Deux pratiquants travaillant
ensemble savent donc pertinemment qui attaque et comment, qui doit
effectuer quelle technique en réponse. Peut-on rêver meilleure
situation pour empêcher un mouvement de se faire ?
Des trois modes
opératoires évoqués ici, c'est Go no Geïko qui est
particulièrement problématique car il est censé donner une bonne
partie des bases d'un travail que l'apprenant devrait continuer
d'utiliser toute sa vie de pratiquant. Il vise à développer
puissance et stabilité mais aussi précision et coordination.
Cependant, l'étude de la puissance et de la stabilité pousse
parfois Uke à les surcharger inutilement au détriment de la
précision et de la coordination. Le dosage doit pourtant rester
subtil. Même s'il doit servir de référence quant à la densité,
l'attaquant doit comprendre qu'il s'agit pour lui de rester un être
vivant – ou mieux encore, un être humain ! – et ne pas se figer
comme s'il n'était qu'un objet. Pendant l'attaque, son cerveau
devrait donc continuer à fonctionner, non pas pour bloquer Tori
mais pour l'aider à travailler. Cette approche est rarement bien
comprise. En fait, on peut identifier le travail en Go no Geïko
comme étant un travail effectué une fois la saisie définitivement
effectuée ou lorsqu'un impact (Shomen Uchi, Yokomen Uchi,
Tsuki...) est dans son dernier tiers de réalisation, l'idée
étant alors de suivre le principe de Go no sen. Le travail se fait
lorsque l'attaque ou la saisie sont (quasiment) achevées, en
réaction à celles-ci.
Pour éviter de scléroser
les pratiquants dans un travail en Go no Geïko qui pourrait se
révéler stérile à terme, il est incontournable de dynamiser leurs
activités en passant ensuite à une approche en Ju no Geïko,
deuxième étape complétant utilement la première. Certains
blocages visibles en Go no Geïko peuvent alors être corrigés
lors de cette approche grâce à la souplesse dynamique et à la
fluidité qui sont les principes fonciers de ce genre de travail. La
disponibilité de l'esprit et du corps devient nécessaire car elle
va de pair avec la mobilité. Les techniques sont alors réalisées
dans le temps des saisies et non a posteriori, les attaques quant à
elles doivent être gérée à mi-course du mouvement d'impact. Le
travail se fait alors en même temps que l'attaque, il s'agit d'une
action.
Les dernières séquelles
d'une pratique éventuellement figée par Go no Geïko sont
censées disparaître définitivement en Ryu no Geïko, la
technique y perdant quasiment son caractère rigidement formel. Le
pratiquant va alors veiller à effectuer sa technique au tout début
de l'attaque (saisie ou impact) voire susciter celle-ci. Il faut être
capable de jouer sur des principes de plein et de vide. On parle
alors d'un phénomène d'aspiration de l'attaque de Uke... On
passe alors à l'étape de la pré-action.
Cette troisième étape
étant difficilement accessible au débutant, la connaissance qu'il
peut en avoir ne se fera que progressivement. Il faut toutefois
exposer les débutants à ce principe afin qu'il leur serve de
"phare", dans la pratique.
Parallèlement à ces
trois modes d'entraînement, on pourrait parler également des quatre
états de la matière sorte de
paraboles de l'état du corps de Tori
qui influent sur le travail : Gotaï (état/corps solide),
Jutaï (état/corps fluide), Ryutaï (état/corps
liquide) et, finalement, Kitaï (état/corps gazeux).
Ces quatre états amènent
à examiner la consistance du corps d'Uke. Doit-il être
"souple" ? Doit-il être "tonique" ou"dur"
? Doit-il laisser Tori user de la douleur lors des techniques
? Ces aspects là mériteraient eux aussi un développement
particulier. Le seul rappel que l'on peut faire est que Uke
doit veiller à ne pas mettre exagérément son corps en danger.
4. Un cas particulier : les partenaires de l'enseignant
Les partenaires qui
servent à la démonstration effectuée par le professeur lors des
cours jouent un rôle important dans un club. Ils sont censés mettre
en valeur la technique de l'enseignant pour permettre aux élèves de
se créer des images mentales correctes. Ces Uke doivent donc
ne jamais oublier que l'enseignant utilise leurs corps pour tenter
d'illustrer une situation précise. Aider à montrer
chronologiquement les étapes à franchir pour réaliser correctement
l'ensemble de la technique doit être leur préoccupation. La
cohérence des démonstrations et l'harmonie se dégageant des
mouvements sont liées en partie à la disponibilité du partenaire
et donc à sa sensibilité aux impulsions données par l'enseignant.
Lors de ces démonstrations pédagogiques, il n'est pas question d'un
vrai combat, les attaquants sont des aides mettant corporellement en
valeur les points-clés démontrés par l'enseignant.
En dehors de cette
situation spécifique, c'est au formateur de fixer les normes qui
vont cadrer la pratique et permettre une entente minimale entre les
pratiquants dès les premières séances. C'est à lui et aux anciens
du club (généralement ses partenaires de démonstration) que
revient finalement la tâche de donner à la majorité des
pratiquants du Dojo l'accès le plus limpide qui soit à la
pratique.
En conclusion
Finalement, la question sous-jacente à mon propos est similaire à celle qui interroge la différence entre les sports de combat et les arts martiaux. Que vise-t-on effectivement lors de nos entraînements ? La destruction relative de l'attaquant ou l'apprentissage de principes exprimés dans une forme combative stylisée ? Dans les sports de combat, pour gagner une compétition, le combattant doit absolument marquer des points en dominant son adversaire, sans forcément respecter les canons de sa pratique , mais en respectant les règles du jour. Il bénéficie d'une liberté relative pour atteindre une efficacité elle aussi relative puisque conditionnée par des règles (pas d'armes, un seul adversaire, etc.). Au contraire le budo semble viser une efficacité plus absolue en utilisant comme moyen un carcan qui peut être sclérosant lorsqu'il est mal compris et donc mal employé.
Finalement, la question sous-jacente à mon propos est similaire à celle qui interroge la différence entre les sports de combat et les arts martiaux. Que vise-t-on effectivement lors de nos entraînements ? La destruction relative de l'attaquant ou l'apprentissage de principes exprimés dans une forme combative stylisée ? Dans les sports de combat, pour gagner une compétition, le combattant doit absolument marquer des points en dominant son adversaire, sans forcément respecter les canons de sa pratique , mais en respectant les règles du jour. Il bénéficie d'une liberté relative pour atteindre une efficacité elle aussi relative puisque conditionnée par des règles (pas d'armes, un seul adversaire, etc.). Au contraire le budo semble viser une efficacité plus absolue en utilisant comme moyen un carcan qui peut être sclérosant lorsqu'il est mal compris et donc mal employé.
Certes, si un judoka
se mettait à frapper son ennemi du jour, il serait probablement
disqualifié et si un boxeur commençait à projeter son adversaire
il verrait l'arbitre intervenir... mais lorsqu'ils restent dans leur
domaine respectifs, on s'aperçoit que la disponibilité, la
réactivité occupent une grande part de leurs pratiques.
On entend parfois dire
que l'Aïkido ne se pratique pas à travers des katas,
des chorégraphies trop figées, et que c'est grâce à cette absence
de formes contraintes que la discipline reste "réaliste"
mais... est-ce véritablement la réalité de nos entraînements ?
Il faudrait accepter
d'entendre qu'en Aïkido, la disponibilité devrait être bien
plus travaillée qu'elle ne l'est généralement (par des pratiques
"libres", une utilisation intelligente de Randoris
souples et l'entraînement aux Kaeshi Wazas, entre autres...)
car c'est ainsi que l'on pourra conserver activement la substance
"martiale" de notre pratique. Si des disciplines
"transversales" que sont Ju-jutsu brésilien ou
Mixed Martial Arts trouvent un écho grandissant auprès du
public depuis plusieurs années c'est parce qu'elles semblent offrir
une certaine liberté que n'ont pas les pratiques plus
traditionnelles, tout en tentant de couvrir le spectre des situations
possibles dans un duel (pied-poing, grappling...). C'est
probablement en revenant à des travaux de ce type, visant à une
plus grande disponibilité que l'alternance des rôles d'Uke /
Aïte et Tori / Nage pourrait retrouver un
caractère formateur plus global.
Des approches
pédagogiques avec interversion ou alternance des rôles se révèlent
bénéfiques à terme. Une fois les techniques de base assimilées,
c'est en leur faisant appréhender de telles situations que l'on rend
les pratiquants disponibles, polyvalents et ouverts aux
"surprises"... Là encore, les interactions entre Uke
et Tori doivent être bien comprises pour éviter tout
accident.
Au fond, le travail d'Uke
complète celui de Tori, ce sont les deux faces d'une même
tâche qui sont en mises en œuvre. Uke est très clairement
le miroir du travail de Tori mais encore faut-il que Tori
accepte de se regarder "en face"... Mettre son ego de côté
ne permettrait-il pas finalement de résoudre la plupart des
problèmes que rencontrent les pratiquants de Budo ?...
Bon voyage...!
Jean-Marc
Chamot débute l'Aïkido en 1972. Dès sa première année de
pratique il rencontre en stage Nobuyoshi Tamura dont il se met à
suivre alors très régulièrement l'enseignement. Il côtoie
également Masamichi Noro et Kazuo Chiba. Par la suite il participera
aussi aux stages de Hirokazu
Kobayashi, Minoru
Kanetsuka, Koichi Tohei, Hiroshi Tada, Yoshimistu Yamada, Seigo
Yamaguchi ou encore Mutsuharu Nakazano.
Il servira d'interprète à Seiichi Sugano neuf ans durant, avant le
départ de ce dernier pour les USA. Il a étudié le Iaïdo Muso
Shinden Ryu avec Macolm Tiki Shewan et le Shinto Muso Ryu Jodo avec
Pascal Krieger. La pédagogie est sa seconde passion mais il ne la
voit que comme un support utile à la transmission de cette
discipline qu'il affectionne. Il enseigne à
Asnières/s/Seine : www.aikido-asnieres.fr
Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aïkido n°4.
Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aïkido n°4.